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Distortion
*

Figurez-vous que j'étais là, sur le bord de la route... à marcher lentement, ressassant quelques pensées obscures... j'avais de la difficulté, je m'en souviens, à ramasser mes idées... je sentais venir des pensées... mais elles n'arrivaient pas à se concrétiser... elles restaient flottantes, suspendues, dans une sorte de brouillard... comme il s'en forme, dans les premiers grands froids, à l'orée du jour, au dessus des rivières... avant qu'elles ne se glacent d'effroi devant l'hiver. 

Doucement, dans une éclaircie... j'ai entrevu (elle était étrangement silencieuse) une voiture venir à ma rencontre... elle semblait flotter. Arrivée à ma hauteur, la voiture s'immobilisa. Un voyageur égaré qui cherche sa voie, c'est commun par ici. Je m'approchais donc, mettais mes semblant de pensées en attente, et réfléchissais au meilleur moyen d'orienter le chauffeur égaré, vers la civilisation. La portière s'ouvre, je me penche... Étonné, ce n'est pas le mot qui qualifierait le mieux mon état, alors. Il faudrait plutôt mélanger de l'effarement et un début de stupeur, non! pas de stupeur, la stupeur vient tout à coup, comme un coup de poing! de peur alors, je l'admets, un début de peur, pour le mieux décrire ma réaction on voyant que la voiture était vide, totalement et irrémédiablement vide! 

Jusqu'à ce que je m'assoie derrière le volant. 

Il y a des moments dans une existence, ou l'on sait d'instinct, sans réfléchir, que certains gestes doivent être posés! C'est ce que je fis, j'enclenchais la première! Je ne savais pas encore, à ce moment précis, que je venais de commencer ce qui deviendrait une longue série de changements de vitesses, d'accélérations et de décélérations alternativement, cela sans que l'on ressente, à l'intérieur, quelque soubresaut que ce soit. 
 

À l'extérieur le paysage se distendait... il ne défilait pas, pas de façon régulière je veux dire... par exemple quand nous arrivions à la hauteur d'un arbre... sans changer de vitesse, eh bien, le tronc de l'arbre pouvait très bien se maintenir à notre côté... puis disparaître vers l'arrière tout d'un coup comme par le retour d'un élastique distendu que l'on relâche... mais dans un mouvement ralenti. Ce phénomène s'appliquait à tout ce que nous traversions... Cela créait une impression surréaliste. Nous roulions donc à vitesse régulière dans un monde tendu et distendu... étrange... cela me donnait un peu la nausée. 

J'ai allumé la radio.

L'animateur nous faisait tourner un disque de silence... j'appréciais le calme que cela me procurait. J'aurais voulu que cela dure plus longtemps, mais il s'est mis a parler. Je n'ai pas été surpris de ne pas très bien le comprendre, je savais par expérience... qu'un animateur n'est pas toujours très clair... mais c'est le rythme de son élocution qui rendait la compréhension difficile, tantôt il parlait très vite... en accéléré puis ralentissait jusqu'à un ton guttural aux basses hypertrophiées... J'ai su tout de suite que le son évoluait comme le paysage... comme si une vague gigantesque imposait le rythme au son et à l'image. Alors que moi, j'observais... sans subir, donc objectivement, ces distortions de la vie. L'animateur continuait ses divagations, le paysage divaguait... la voiture divaguait, elle se conduisait comme si je n'étais pas la, bref, j'étais en plein rêve! 

Sursaut tout à coup! La voix que j'entendais : c'était la mienne!

C'était moi l'animateur qui parlait, une suspicion m'avait vaguement effleuré l'esprit plus tôt... quand je réalisais que l'animateur divaguait. Plus rien ne m'étonnait maintenant... de toute façon j'aimais autant m'écouter moi-même, qu'écouter un inconnu... au moins je n'avais pas besoin de tendre l'oreille, je savais ce que j'allais dire... 

J'ai, depuis ce jour, je le confesse, un problème d'identité. J'espère que cela ne se remarque pas trop, je voulais vous le dire... 

Mais... laissez-moi vous raconter ce qui m'est arrivé cette fameuse journée en studio, celle où j'ai fait tourner ce disque de silence... ce qui est arrivé... juste après...
 
 

Rencontre fortuite *

J'ai rencontré le Petit Prince... 

Le Petit Prince... le vrai, j'entends, le seul... celui qui d'abord demanda qu'on lui dessine un mouton... est revenu... J'animais à l'époque une émission radio... je lançais des paroles en l'air, comme d'habitude... autant dire que je parlais tout seul... on m'enfermait pour cela... deux heures par jour! Si ma mémoire est bonne (je n'ai pas reformaté depuis) voici comment cela s'est passé :

J'étais là, pensif... m'assurant que tout tournait rond... le disque en particulier, ce devait être un disque de Charlélie Couture... ou de Bernard Lavilliers... je les affectionnais beaucoup à l'époque, toujours d'ailleurs... J'étais seul... Je réfléchissais peut-être aux prochains mots que j'allais prononcer... Je les mettais dans l'ordre... sujet verbe complément... je répétais dans ma tête l'intonation... je travaillais les nuances... j'ajustais mon débit vocal... J'inversais : complément sujet verbe... me disais que l'on ne me comprendrait pas... remettais dans l'ordre... ajoutais un peu de circonstanciel ici et là... Quand une voix me sortit de mon délire vocabulairiptyque (mot inventé pour les besoins du récit)... 

Voix - tu t'appelles : studio Z
Moi - Non ca c'est le nom du Studio
Voix - C'est écrit sur ta porte... en noir sur fond noir : studio Z
Moi - Tu as du voir aussi la lumière rouge sur fond noir, ça veut dire : en
ondes, ne pas entrer!
Voix - Je ne suis pas entré par la porte... 
Je suis arrivé d'en haut... ce serait difficile de t'expliquer...
Moi - Tu as l'air bizarre... tu es phosphorescent!
Voix - Je suis brillant tu veux dire?
Moi - Si tu veux
Voix - Est-ce que tu es un ivrogne?
Moi - Ce n'est pas une question gentille, pourquoi me demandes-tu cela?
Voix - Il y a une bouteille sur la table noire à côté de toi
Moi - J'aimerais te signaler qu'il s'agit d'une bouteille d'eau à zéro
degré.
Voix - Cela doit être froid - Est-ce que tu es un homme d'affaires?
Moi - Tu poses beaucoup de questions, et il me semble que je te connais... 
tu me rappelles quelqu'un...
Je suis animateur, je travaille en ce moment.
Voix -Tu n'as pas l'air de travailler trop fort!
Moi - Si, regarde, j'appuie sur un bouton, comme ceci et voilà.
Voix - Le réverbère s'allume?
Moi - Non, la musique part
Voix - Il est haut ton studio... qu'est-ce que c'est en bas?
Moi - En bas c'est la ville
Voix - Et les petits points bleus?
Moi - Ce sont les taxis
Voix - Qu'est-ce qu'ils font en bas?
Moi - Ils écument la ville à la recherche de clients
Voix - Et quand ils les trouvent?
Moi - Ils vont les porter ailleurs?
Voix - Ailleurs...

Là, j'ai dû ouvrir mon micro... parler un peu à mon monde... dire quoi... je ne sais plus... mais je crois que mes mots étaient vides de sens... quand j'ai refermé le micro le petit bonhomme n'était plus là... 

Sur la table à côté de moi il avait laissé un livre... 
pas d'auteur... 
pas de compositeur... 
Une histoire courte, quelques feuilles, 
mortes. 
Une voiture, pas de chauffeur...
Un temps qui s'écoulait dans le paysage...
Un paysage qui ondulait...

Je n'ai rien inventé.
 

* Courriers écrits pour Marie-Ève, une toute jeune correspondante... (elle me pardonnera de les publier ici, j'en suis sûr).

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